La question d’une évaluation des politiques éducatives irrigue régulièrement le débat sur l’École à la française. De façon plus générale, si l’évaluation des politiques publiques a toujours été d’une actualité sérieuse dans les discours politiques, il faut convenir que la mesure de ces dernières est source de conflit ou de méfiance dans le corps social. Alors que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 prévoit dans son article 15 que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », la suspicion est plutôt de mise envers l’État. Pourtant il ne manque pas d’instances, institutionnelles ou non, pour éclairer le citoyen, sans même parler des décideurs. Pour l’École, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), l’Inspection générale du Sport et de la Recherche (IGÉSR), le Conseil d’évaluation de l’École (CEE), sont autant d’organismes qui participent activement à une vision objectivée des politiques éducatives. Le paradoxe est que, rattachés au ministère de l’Éducation, ces organismes semblent frappés d’un soupçon de parti pris susceptible d’entacher leurs analyses. Or, même à considérer cette critique comme infondée, il est légitime de constater que des organismes nationaux ou internationaux comme France Stratégie, voire la Cour des comptes ou les missions parlementaires, ou l’OCDE avec PISA n’arrivent pas plus à bâtir une relation constructive entre évaluations et actions publiques. Si le choc PISA a eu un effet important en Allemagne, si l’évaluation du système éducatif a permis à l’Écosse ou au Portugal une autre trajectoire de leur politique éducative, la France semble réitérer un diagnostic des résultats de son École sans arriver à promouvoir un changement accepté, partagé et efficient.
Différentes lois sur l’éducation ont bien tenté, à partir d’un constat souvent similaire, de promouvoir « une autre école ». Sans s’appesantir sur les fondements politiques des lois de 2013 et 2019, il est permis de percevoir que l’évaluation de l’École n’a pas conduit à une unanimité des choix de transformation. Comme si l’articulation entre l’évaluation de son école et les orientations de son évolution n’était pas opératoire pour le citoyen et le décideur. L’interrogation sur une évaluation des politiques éducatives en France est donc pertinente si l’on considère que ce sont moins les résultats de celle-ci qui sont à interroger que la procédure qui conduit à une dissociation entre le bilan et ses conséquences.
Depuis la crise sanitaire, la demande des citoyens de disposer de preuves de l’efficacité des politiques publiques s’est accrue. Le discours politique ne suffit plus à légitimer la parole publique. Les argumentations et les démonstrations de la validité des décisions de l’État apparaissent désormais sollicitées par nombre d’acteurs. Si l’évaluation ne saurait apporter à elle seule toutes les réponses aux questions que soulève l’intervention publique, elle peut toutefois, dans le contexte actuel et la multiplication des moyens d’information, contribuer à améliorer la qualité du débat public et, peut-être, aider à restaurer la légitimité de l’action publique.
Toutefois certaines conditions doivent être réunies pour qu’elle joue pleinement son rôle :
Les politiques publiques d’éducation, les politiques éducatives portées par l’État, les collectivités territoriales et les établissements publics participent de cette demande désormais impérieuse. Chacune de ces politiques publiques devrait s’apprécier au regard du service rendu aux jeunes, aux élèves et aux étudiants, ceci conformément au Code de l’éducation et à l’évolution de la demande sociale [2]. Or, il peut paraître étonnant que des politiques ne soient pas réellement évaluées et qu’au gré des changements ministériels, de nouvelles orientations donnent le sentiment d’un changement permanent, préjudiciable à la crédibilité de l’action publique et au processus même d’évaluation. Est-ce pour cette raison que les citoyens, malgré la réalité des résultats de l’École, n’adhèrent pas aux évolutions proposées ? De plus – et c’est peut-être un élément de consensus sur la nécessité d’une évaluation des politiques éducatives -, les effets d’une réforme ou des transformations dans l’éducation ont des conséquences à long terme. Le processus d’évaluation pourrait être un moyen d’éviter des choix malheureux pour l’avenir. Il suffit de penser à la mise en place du collège dans les années 70 pour s’en convaincre, ou plus récemment à la réforme du lycée. Un double mouvement est à considérer dans ces exemples : y a-t-il une évaluation précise des conséquences potentielles des décisions prises à partir d’un diagnostic partagé ? L’adhésion et l’accompagnement des différents acteurs sont-ils suffisants ?
En fait, malgré l’existence de diverses sources d’évaluation, la France ne semble pas suffisamment disposer :
Ce numéro 178 d’Administration & Éducation tente d’une part de montrer que la culture de l’évaluation existe dans l’École française, qu’elle possède d’autre part les moyens de servir une politique éducative sur le long terme au vu des enjeux de son pilotage et de l’efficacité qui lui est demandée pour les générations futures. Il interroge in fine l’adéquation souvent complexe entre le temps de l’École et le temps du politique.
L’évaluation doit pouvoir servir à bâtir une politique éducative raisonnée et partagée avec l’ensemble des citoyens et des acteurs. Or, il est surtout retenu la discontinuité des réformes, et le sentiment que l’on peut attendre avant de les mettre en place. Pourtant, si l’évolution éducative et son évaluation s’inscrivent dans un temps plus long que le politique, il n’est pas certain, contrairement aux idées reçues, que la continuité des politiques éducatives ne soit pas établie. La prise en considération des évaluations des politiques éducatives doit se fonder sur l’idée que ces politiques, parce qu’elles partagent les mêmes constats, sont en cohérence avec des diagnostics et des orientations en continuité. C’est donc une représentation qu’il faudra faire évoluer si l’on souhaite enfin imaginer une adéquation forte entre évaluation et conception d’une politique.
Organisé en quatre parties, ce numéro a fait le choix délibéré de partir d’une explicitation théorique de la notion d’évaluation des politiques éducatives – et des politiques publiques de façon plus générale -, et d’illustrer cette notion par la relation d’expériences menées à plusieurs niveaux du système éducatif, dont le supérieur, ainsi que par des réflexions, témoignages ou interrogations sur la valeur et les enjeux de cette évaluation, souvent attendue, parfois refusée et toujours présente dans l’environnement.
Ainsi dans une première partie seront questionnés les enjeux d’une évaluation des politiques éducatives par des instances qui y participent pleinement : le Conseil d’État (M. de Boisdeffre), la Cour des comptes (rapport de 2017, note de lecture par J.-C. Ringard). Des analyses en provenance de la Société française de l’évaluation (I. Duchefdelaville) et d’un universitaire (R. Malet) s’interrogent sur les conditions de réussite d’une évaluation publique capable de lever les doutes et les méfiances. Ces contributions, par leur approche réflexive du thème, mettent également l’accent sur la cohérence que cette évaluation peut introduire dans l’action publique.
Cette approche réflexive introduit une deuxième partie où des acteurs institutionnels s’expriment sur différents dispositifs de l’évaluation de l’école. C’est le cas de la DEPP, acteur majeur dans ce domaine, par la richesse des données mises à disposition, et par l’originalité d’une démarche entre action et recherche. (A. Charpentier). Des articles en provenance du Conseil d’évaluation de l’École (B. Gille, B. Richet) et de l’Inspection générale (C. Pascal), soulignent comment des dispositifs institutionnels peuvent fonder des lectures critiques du fonctionnement du système scolaire tout en ouvrant aux décideurs des possibilités d’amélioration pour répondre aux enjeux identifiés. Deux autres articles développent la place et les limites d’une évaluation éloignée de toute logique bureaucratique et avant tout utile aux acteurs, en termes de fonctionnement ou d’allocation de moyens dans le supérieur (F. Forest), et pour poser clairement la question des « objets » susceptibles d’être évalués dans les collectivités locales (E. Constant). La grandeur d’une évaluation d’une politique publique ne serait-elle pas de percevoir en conscience ce qui peut faire l’objet d’une évaluation et ce qui ne l’est pas [3] ? C’est dans cette possible distinction qu’une confiance pourrait naître entre des citoyens désireux de mesurer les effets des décisions de l’État et des décideurs en capacité d’expliciter leurs choix avec des raisons évaluées et d’autres qui ne le seraient pas.
La troisième partie développe plusieurs exemples afin de montrer comment s’appuyer sur l’évaluation pour enrichir une démarche à différents niveaux : au service d’un pilotage plus fin des territoires, lorsque la DEPP s’attache à y adapter et accompagner la diffusion de ses outils (Ph. Wuillamier) ; en lycée dans le cadre d’une évolution de la politique d’orientation de l’établissement (J. Gamess) ; dans le cadre d’une association au service de la politique de jeunesse d’une ville (B. Jarry). Ces différents exemples soulignent que ces pratiques évaluatives se sont instillées dans l’ensemble des structures éducatives. Si les modalités en sont différentes, les choix d’engagement et de problématique auront des connotations analogues et parfois partagées. Cette partie présente cette fois les conditions concrètes de l’appropriation d’une évaluation. Elle trace un lien nécessaire entre une réflexion générale indispensable et les conditions pour que des acteurs s’en emparent.
Enfin la quatrième partie sera celle d’une parole sur les conditions d’acculturation à l’évaluation des politiques éducatives par différentes organisations syndicales ou institutionnelles.
La conclusion (J.-C. Ringard) s’interrogera sur les marges de progrès d’une évaluation des politiques éducatives et sur l’enjeu démocratique qu’elle recèle.
SOMMAIRE
Éditorial, par Yannick Tenne
Partie I. L’évaluation des politiques publiques éducatives : les enjeux et les progrès à effectuer en France
Conduire et partager l’évaluation des politiques publiques : un atout démocratique dans un contexte de défiance, par Martine de Boisdeffre
Pour améliorer la performance de l’Éducation nationale : l’avis de la Cour des comptes « Il faut en organiser l’évaluation », par Jean-Charles Ringard
L’évaluation des politiques publiques : une opportunité pour une approche renouvelée de l’action publique, par Isabelle Duchefdelaville
Une évaluation de l’action publique en éducation, en deux temps trois mouvements : une question politique… une question internationale, par Régis Malet
Partie II. Des acteurs, des outils pour mettre en œuvre effectivement des évaluations de politiques publiques éducatives
La contribution scientifique de la DEPP à l’évaluation des politiques éducatives, par Axelle Charpentier
Les évaluations des politiques publiques de l’enseignement scolaire en France. De l’évaluation des établissements au développement de la fonction évaluative dans le ministère : premières étapes d’une évolution majeure du système éducatif, par Béatrice Gille et Bertrand Richet
L’IGÉSR : une évolution au service des évaluations de politiques publiques éducatives, par Caroline Pascal
Évaluer des politiques éducatives dans l’enseignement supérieur : un besoin et une maîtrise des risques, par Frédéric Forest
Évaluer la culture. Cultiver l’évaluation, par Emmanuel Constant
Partie III. Des exemples pour s’enrichir par des pratiques
Les outils de la DEPP au service des territoires, par Philippe Wuillamier
De l’évaluation du choix des enseignements de spécialités à l’évolution de la politique d’orientation de l’établissement, au lycée Marguerite Yourcenar du Mans, par Joël Gamess
Le CLAVIM. Du projet à l’évaluation, par Bruno Jarry
Les conditions pour une acculturation à l’évaluation des politiques publiques éducatives dans le système éducatif français, présentation de Jean-Charles Ringard, contributions de Gérard Aschieri, Benoit Testé, Jérôme Fournier, Alexis Torchet, Christian Champendal, Thibault Philippe, Édouard Geffray, Béatrice Gille et Bertrand Richet
Conclusion
Pour conduire une évaluation de politique publique éducative fondée sur un enjeu démocratique : encore quelques marges de progrès, par Jean-Charles Ringard
Notes de lecture
L’EPS au ministère de l’Éducation nationale : 1981-2021, transformations disciplinaires, mutations professionnelles, enjeux militants. Ouvrage coordonné par Michaël Attali et Bruno Cremonesi, Éditions EP&S, octobre 2022, 224 pages, 27 euros, par Jean-Claude Rouanet
L’oral au cœur des apprentissages, Gwenaëlle Chambonnière, ESF, 2022, 228 pages, 24 euros, par Alain Boissinot
Changer l’école ou la sauver. Une polémique médiatique, Yann Forestier, PUF, 2023, 279 pages, par Claude Bisson-Vaivre